Samy Thiébault ne s’est pas aventuré dans la Caraïbe avec l’intention de chiffonner les lieux communs ou de mener croisade contre le simplisme géomusicologique. Non, il a simplement été pris de passion pour des musiques qui défient beaucoup de vieilles idées bien enracinées – « J’ai pris un camion dans la tronche », dit-il.
Caribbean Stories ne raconte que cela : un incroyable emmêlement de musiques qui révèle à quel point elles sont sœurs, imbriquées, intriquées. Jazz, calypso, merengue, valse, bolero, chachacha et cent genres encore, dans un tourbillon profond, hédoniste, dansant, poétique, politique.
Caribbean Stories nous raconte la survie d’esclaves africains, de déclassés d’Europe, d’Amérindiens suppliciés, de métis voyageurs. Des partages, des mutations instantanées, des hybridations instinctives. Autour de Samy Thiébault, un groupe venu de ce Tout-Monde cher au piète Édouard Glissant : le percussionniste Inor Sotolongo, le batteur Arnaud Dolmen, le bassiste Felipe Cabrera, les guitaristes Hugo Lippi et Ralph Lavital – deux Cubains, un Guadeloupéen, un Français, un Anglais…
Né en Côte d’Ivoire d’un père français et d’une mère marocaine, Samy a longtemps tourné autour de l’idée métisse de la Caraïbe, jusqu’à ce que la réalité musicale du monde créole le percute au Venezuela, le fasse rebondir à Puerto Rico, l’entraîne à Trinidad, lui remette à l’oreille toute la biguine des Antilles françaises et toutes les racines tambourinaires de Bob Marley…
Dans Caribbean Stories, il revient sur l’évidence du monde d’avant la critique de jazz et la simplification des cartographies culturelles : il rapprend le nomadisme, les musiques jetées sur la table d’un bouiboui des docks, le sourire radieux de qui invente soudain un carrefour. Son Pajarillo Verde, tiré d’une valse vénézuélienne poétique et rebelle, se transforme en collé-serré coltranien virtuose ; et Let the Freedom Reign convoque les mânes de Count Ossie en même temps que celles de Charlie Mingus ; et Calypsotopia empile des bribes de standards sans passeport dans une danse ensoleillée en plein soleil ; et Puerto Rican Folk Song transporte la jibara des montagnes îliennes dans un loft newyorkais des seventies ; et Poesia Sin Finflotte entre blues, chachacha, jazz modal et syncrétisme métaphysique à la Jodorowsky ; et Aida fait miroiter Cuba dans une méditation romantique et exaltée ; et Tanger la Negra médite en créolité sur le détroit de Gibraltar…
Il semble parfois que Strayhorn marche pieds nus dans La Havane, que des gamins des rues de Port of Spain se sont emparés de la scène du New Morning, que le Conservatoire s’est installé dans un dancing… Ou alors que Samy Thiébault, saxophoniste et flûtiste, respecté depuis quelques lustres, a d’un seul coup voulu embrasser le vaste domaine des musiques du monde créole, sans décider de laquelle est la meilleure, ou la plus juste, ou la plus savante. Simplement en faisant entendre leur humanité. Un voyage dans la Caraïbe qui rend à ces musiques leur humble noblesse de consolation ultime. Et leur vérité. Bertrand Dicale
|