Tuesday, August 30, 2011
Howard S. Becker, Robert R. Faulkner - Qu'est-ce qu'on joue, maintenant ? : Le répertoire de jazz en action
Jazzmen sociologues
LeMonde
Becker est pianiste, Faulkner trompettiste. Le deux sont sociologues, de Chicago ; leur livre n'a, sauf erreur, pas d'équivalent. Ce n'est pas une histoire du jazz mais il peut servir à comprendre celle-ci de l'intérieur. Comme ces deux jazzmen anciens professionnels sont aussi professeurs et remarquables pédagogues, leur livre donne au fur et à mesure les explications nécessaires aux profanes que nous sommes tous plus ou moins devant cet art très codé qu'est le jazz.
L'énigme que les deux auteurs cherchent à résoudre est la suivante : comment des musiciens qui ne se connaissent pas, qui peuvent être de nationalité différente, parlent une langue différente, n'ont jamais joué ensemble, peuvent-ils, après un bref conciliabule souvent marmonné en deux ou trois mots ou réduit à deux ou trois gestes, produire sans partition une musique qui a sa cohérence, avec introduction, thèmes, solos, conclusion, et cette énergie rythmique, ce balancement sur le temps qu'on appelle le swing ?
La réponse est simple mais demande des développements savants, aussi bien en termes musicaux qu'en termes d'histoire, d'économie, de sociologie de la culture, et d'esthétique : l'entente au quart de tour entre les musiciens se fait sur un titre, une tonalité, un tempo.
Jusqu'à l'apparition du rock'n'roll vers le milieu des années 1950, concomitant à la victoire de la télévision sur la radio et du concert sur les dancings, clubs et autres lieux spécifiquement destinés au jazz, cette musique était jouée au quotidien par ce que Marc Perrenoud appelait, dans Les Musicos. Enquête sur des musiciens ordinaires (La Découverte, 2007), des "musiciens ordinaires". Des gens qui gagnent leur vie, plus ou moins mal, grâce à la musique, et qui ne se prennent pas forcément pour des artistes. Mais c'est parmi eux que surgissaient les artistes, ceux dont le nom attirait le public, les stars et même les génies unanimement reconnus, les Armstrong, Ellington, Parker, Coltrane, ceux qui changeaient le cours de la musique.
Tous, les célèbres et les sans-grade, puisaient les titres dans un même corpus mémorisé : d'une part les "standards", chansons appartenant au Great American Songbook ; d'autre part, les thèmes composés par des jazzmen eux-mêmes pour les jazzmen, mélodies nouvelles souvent fondées sur les cycles et les accords empruntés à ces chansons avec quelques altérations harmoniques (ainsi la chanson What Is This Thing Called Love, de Cole Porter (1929), devient un thème be-bop, Hot House, de Tadd Dameron, enregistré par Gillespie et Parker en 1945).
On considère qu'un jazzman expérimenté doit avoir parfaitement en mémoire entre 300 et 600 items de ce répertoire dont il doit connaître la mélodie, les progressions harmoniques, la structure et si possible les paroles pour pouvoir créer instantanément sur ces cycles (ou chorus) une mélodie nouvelle : un solo.
A partir des années 1960, le répertoire se diversifie, abandonne plus ou moins les standards au profit de compositions plus compliquées qui ne permettent plus à des musiciens de générations différentes de jouer ensemble au débotté. Le règne est venu des artistes, seuls les musiciens ordinaires continuent à jouer tous les genres quand un engagement se présente, avec ses obligations imposées par l'auditoire. Le livre de Becker et Faulkner est un ouvrage de salubrité publique parce qu'il dissipe les mystères de la création.